vendredi 21 mars 2008

La traversée de la tempête des granges

Le vieux bonhomme Guegard, comme tout le monde l'appelait, regardait le fleuve en plissant des yeux. Pendant que les hommes chargeaient le courrier au quai de Baie-Saint-Paul, il scrutait l'horizon, guettant les signes de la tempête. C'était le 29 mars 1929, vendredi saint. Le chargement du courrier prenait plus de temps que de coutume. Il était passé 16h et le soleil commençait à disparaître derrière les montagnes. Depuis la loi de 1924, laissant à la discrétion des municipalités le choix d'adopter ou non l'heure avancée d'été, plusieurs villes et villages du Québec tenaient des votes populaires pour suivre le mouvement ou non. Dans Charlevoix, un peu en marge du temps, les choses trainaient, au grand plaisir du bonhomme Guegard qui n'aimait pas trop les changements. C'était peut-être un de ses derniers voyages en canot à glace. Personne n'avaient pas voulu traverser à cause de la tempête des granges, la dernière de l'année, qui était imminente. Le vieux bonhomme Guegard avait recruté ses trois garçons et l'orphelin Tremblay, tous des costauds, pour aller avec lui de l'autre bord, chercher la «malle».

Alors que le dernier sac de courrier était embarqué à bord du canot, une lumière s'approchait sur le quai, révélant lentement la calèche du curé de Baie-Saint-Paul. «Monsieur Bouchard!», cria le curé en sautant par terre, «J'suis donc content de vous avoir attrapé! Je pensais que vous seriez déjà parti à c't'heure-là. J'ai une jeune dame qu'est arrivée au presbytère y'a une couple de minutes pour me demander l'asile pour la nuit, ben certaine que personne de l'Isle traverserait à soir vu la tempête qui s'annonce. Mais j'avais su par la dame du magasin Simard que vous étiez v'nu pareil avec vos fils. Faque on a pris une chance de v'nir au quai d'un coup que vous seriez encore là. Pensez-vous que vous pourriez prendre une passagère pour l'amener à l'Isle?»

Pendant les explications du curé, une jeune dame était descendue de la calèche. Vêtue d'une pèlerine bleu marine, sont visage était dissimulé par son capuchon, bordé d'hermine, une tenue qui démontrait une certaine aisance, peu courante dans la région. Lentement, la jeune femme ramena son capuchon derrière elle et se présenta: «Bonjour monsieur Bouchard. Vous seriez bien aimable de me permettre de traverser avec vous. J'avais perdu espoir de pouvoir me rendre à l'Isle avant lundi mais je dois à tout prix y être pour Pâques. Pouvez-vous m'emmener?»

Le bonhomme Guegard plissa les yeux en essayant de reconnaître la jeune femme devant lui. Elle avait un air familier qu'il ne pouvait identifier mais il n'oserait jamais poser des questions à une aussi jolie créature. «Ben sûr que vous pouvez embarquer mam'zelle! Mais vous êtes pas peureuse? La mer s'annonce pas ben ben facile à soir.» lui répondit le bonhomme.

«Appelez moi Adèle s'il-vous-plaît. J'ai vu pire monsieur Bouchard et, croyez-moi, le diable lui-même ne pourrait pas m'empêcher de traverser le fleuve.» s'exclama la jeune femme. Tous les hommes se turent soudainement et regardèrent Adèle avec un air réprobateur. Mal à l'aise, le bonhomme Guegard marmonna: «Faut les excuser, mam'zelle Adèle, mais c'est qu'en mer, mieux vaut pas invoquer le malin à la légère, c'est pas de bonne augure. Donnez moi vot' valise que j'la mette dans le canot» dit-il en saisissant les bagages d'Adèle.

Ils quittèrent le quai quelques minutes plus tard, une légère brume s'étant levée sur le fleuve aux glaces brisées. Le canot allait lentement, les hommes prenant plus de précautions qu'à l'habitude pour ne pas effrayer leur passagère, les traversées printanières étant toujours plus risquées. Mais celle-ci fixait le lointain, avec une flamme dans les yeux et une attitude fière de conquérante. Pour détendre l'atmosphère, le vieux bonhomme Guegard réfléchissait tout haut, laissant son aîné mener le canot.

«C'est ptête ben ma dernière traversée. J'm'en viens trop vieux pour ça. Ma femme aime pas ça que je m'en aille de même de l'autre bord quand le fleuve est pas clair. De toute façon, y paraît qu'y veulent nous mettre une traverse d'hiver. Un brise-glace qu'y appellent ça. C'est un peu comme la fin de que'que chose. J'ai comme l'impression de vous connaître, mam'zelle Adèle. Z'êtes-t-y une fille de la Baleine ou ben de l'Anse?» Adèle lui sourit et ne dit mot.

«Oh j'veux pas être indiscret vous savez. Ma mère m'a appris qu'il fallait pas trop poser de questions aux dames.» Après un moment de silence, le bonhomme Guegard repris: «Yé supposé d'avoir une veillée demain soir à la salle municipale. Paraît que ça va être ben plaisant. Moi, j'danse pu, sauf des fois à la mi-carême, mais ma femme aime ben ça aller dans ces veillées-là pour jouer aux cartes avec la veuve Leclerc pis le vieux bonhomme Perron. Pendant ce temps-là moi, je r'gard les jeunesse qui s'epivardent, j'aime ça les jeunesses, ça a tout le temps l'air d'avoir des promesses dans les yeux. Oh, mes fils eux-autres, y sortent pas trop. Alexis, le grand en avant, sa femme vient d'avoir des jumeaux pis avec les 3 qu'y'avait déjà, il reste avec elle pour pas qu'elle se fatigue trop. Elle a passé proche vous savez mais la Sainte-Vierge veillait au grain. Michel lui, y va aller prendre la relève au phare pour que Ti-Georges puissent aller se dégourdir un peu. J'pense ben que Tancrède, ça c'est mon plus jeune ça, lui qui est à vot' gauche, il serait sorti un peu. Vous savez, à 21 ans, y doit ben commencer à avoir envie de courtiser une des filles à 'Poléon. Mais sa soeur, ma fille, est tu' seule à la maison avec le p'ti pendant que son mari travaille au port, à Montréal, pis ma femme a demandé à Tancrède d'aller y tenir compagnie pendant qu'on serait à la veillée. A reste su' l'cap pis ça peut être ben solitaire su l'cap...»

Le vieux bonhomme Guegard devint silencieux, perdu dans sa réflexion sur sa maisonnée. Le canot avançait bien malgré les vents qui devenaient plus forts. Il observait Alexis qui menait l'embarcation avec fermeté et assurance. Il voyait ses deux plus jeunes qui ramaient avec lui et qui couraient sur les glaces quand elles étaient encore assez prises. Le pti Tremblay se débrouillait pas pire en arrière. Il travaillait à la ferme de monsieur Bouchard depuis quelques années maintenant et il faisait un peu partie de la famille.

Arrivé environ aux deux tiers du fleuve, la traversée commençait à être plus ardue. Les hommes suaient à grosses gouttes et le bonhomme Guegard avait remplacé le jeune Tremblay à l'aviron. On voyait à peine la lumière du phare et, même si personne ne disait mot, il devenait clair que les hommes s'inquiétaient s'ils n'étaient pas partie du Nord trop tard. La jeune Adèle, quant à elle, restait stoïque malgré la tempête naissante, les yeux fixés au fleuve en direction de la pointe de l'Islet. Devant son calme, les hommes ne voulaient tout de même pas avoir l'air plus peureux qu'une jeune fille. Ils redoublèrent d'efforts en tentant de s'orienter quand, soudain, droit devant eux, une lueur rougeâtre se dessina au loin. Perplexe, les hommes se dirent que, voyant que le temps devenait mauvais, le maître de poste devait avoir envoyé des hommes faire un bûcher pour orienter les voyageurs. Ils mirent le cap sur la lueur, sans remarquer que leur passagère s'était mise à respirer plus vite, comme si elle était soumise à une grande tension.

Après une demie-heure d'efforts, ils aperçurent enfin la rive mais il n'y avait aucun feu. Ils accostèrent, épuisés mais heureux d'être arrivés. Le bonhomme Guegard envoya Alexis chercher les chevaux chez les Dufour, qui vivaient à un demi-mille et à qui ils les avaient laissé. Monsieur Bouchard aida sa passagère à mettre pied à terre et il s'affairait à débarquer les sacs de courrier avec son fils quant ils entendirent un son de cloches qui se rapprochait. C'était trop vite pour qu'Alexis ait eu le temps d'arriver chez les Dufour, d'atteler et de revenir. Pourtant, un équipage approchait.

C'était Siméon Harvey, un jeune homme de la baleine qui était revenu de la ville avant les Fêtes. Il faisait des études classiques pour devenir médecin mais quand son père était mort, malgré les protestations de sa mère, il était revenu à la maison pour prendre soin d'elle, de la terre et de ses jeunes frères et soeurs. «Monsieur Bouchard, vous arrivez du Nord?» cria-t-il en attachant ses chevaux.

«Ben oui mais veux-tu ben me dire s'que tu fais icitte le jeune? On était même pas sûrs de revenir à soir pis ça a dû te prendre au moins une demie-heure pour t'en venir de che vous!» lui répondit le bonhomme Guegard.

«Ah je saurais pas trop comment vous le dire monsieur Bouchard. J'm'étais couché de bonne heure parce que j'suis supposé d'aller déneiger à l'église demain matin. Pis j'ai faite un drôle de rêve, j'me rappelle pas trop ce que c'était. J'me suis comme réveillé tout d'un coup pis, je sais pas pourquoi, ya que'que chose qui me disait de vnir à l'Islet. Faque j'ai attelé pis chu parti. Maman me trouvait un peu fou mais c'était comme qui dirait, plus fort que moi», expliqua-t-il en s'approchant. Il n'avait pas encore aperçu la jeune femme qui avait remis sa pèlerine de façon à ce qu'on ne puisse distinguer ses traits.

«Ben, c't'un drôle d'adon. Nous autres aussi, yé arrivé de quoi de ben étrange. Pendant qu'on s'en venait, on avait un peu perdu nos repères pis on était pu sûrs trop trop d'aller dans la bonne direction. Tout d'un coup, ya comme une grande lumière qui est apparut envers la pointe de l'Islet. Faque on s'est dirigé par là. Sauf qu'une fois icitte, y'avait pu rien. En tout cas, astheure que t'es là, tu vas nous donner un coup de main pour remonter le canot, Alexis devrait pas revenir avec les chevaux avant une bonne secousse» lui dit le bonhomme Guegard.

En s'approchant pour aider les hommes, Siméon aperçu enfin la silhouette d'Adèle. Il s'arrêta net, un peu intrigué. C'est à ce moment que le vent tomba. Adèle retira son capuchon, révélant son visage. Retenant un cri, Siméon s'exclama: «Adèle? Adèle! C'est toi? Mais, mais, qu'est-ce que tu fais ici?» Tous les hommes se tournèrent vers eux, étonnés de voir que Siméon connaissait leur passagère.

«Bonsoir Siméon. Je suis venue de Québec. Je ne pensais pas être en mesure de traverser ce soir mais monsieur Bouchard a eu la bonté de me prendre avec lui. La lettre qui t'annonçait ma venue doit d'ailleurs être dans un des sacs qui est traversé avec nous. Je suis venue pour toi Siméon, pour rester. J'ai aussi apporté ceci...» dit-elle en extirpant une grande enveloppe de sous sa pèlerine. «C'est une lettre du Dr. Saint-Gelais. Il a pris des arrangements pour que tu puisses passer ton évaluation à Baie-Saint-Paul. Il m'a aussi donné ton diplôme et les papiers nécessaire pour que tu t'établisses ici. Je les ai remis au curé de Baie-Saint-Paul qui les donnera au docteur Toussaint. Celui-ci te les remettra après ton évaluation.»

Poussant un cri de joie, Siméon pris Adèle dans ses bras et la fit virevolter. Un peu perdus, le bonhomme Guegard intervint. «Wo, wo le jeune. Je veux ben craire que tu connais la demoiselle mais c'est pas une conduite digne d'un chrétien, de faire des affaires pareilles dehors en pleine tempête. V'la mon Alexis qui arrive là. J'vais le laisser s'occuper du courrier avec les jeunes pis toi, moi pi mam'zelle Adèle, on va s'en aller chez ta mère avec ta carriole pis tu vas m'expliquer toute cette histoire-là»

Pendant le trajet du retour, Siméon expliqua au bonhomme Bouchard que lui et Adèle s'étaient connus à Québec. Elle était la fille de l'ami de son père chez qui il logeait. Ils étaient devenus amoureux et il lui avait promit de la demander en mariage à son père dès qu'il obtiendrait son brevet. Toutefois, la mort de son père et ses obligations familiales l'avaient obligé à interrompre ses études. Il était revenu à l'Isle, incertain de son avenir. Il avait demandé à Adèle de ne pas l'attendre en vain.

Une fois arrivés chez la veuve Tremblay, Adèle termina l'histoire. Morte de chagrin, Adèle s'était confiée à son père sur leurs amours et sur la promesse de Siméon de la demander en mariage. Étant fille unique et orpheline de mère, son père était très attaché à Adèle et ils étaient très proches. Après avoir longuement discuté avec sa fille et constaté la fermeté de ses affections, il intervint auprès du docteur Saint-Gelais, qui supervisait Siméon pour l'obtention de son brevet. Découvrant que, selon le docteur Saint-Gelais, Siméon pourrait certainement réussir son évaluation même si son externat avait été écourté, il arrangea les choses pour que Siméon puisse compléter son brevet et, cédant aux demandes pressantes d'Adèle, il la laissa partir elle-même pour apporter à Siméon la lettre du docteur Saint-Gelais ainsi qu'une lettre de lui, ou il acceptait de lui donner sa fille en mariage. Malgré l'heure tardive, la veuve Harvey et le bonhomme Guegard laissèrent les tourtereaux à leurs retrouvailles. Monsieur Bouchard pris le chemin du retour avec Alexis qui était venu le chercher après avoir déposé le courrier, épuisé par la traversé et remué par les émotions dont il avait été le témoin bien involontaire.

Épilogue

Le lendemain soir, à la salle municipale de l'Isle-aux-Coudres, c'est un Siméon Harvey tout pimpant, sa fiancée au bras, qui arriva à la veillée de Pâques. Le bonhomme Guegard ne les lâcha pas du regard de la soirée, tout heureux d'avoir pu aider à réunir un «aussi beau couple de jeunesses». Quant à leur traversée hors du commun, aux senteux qui mémèraient que le diable y était pour quelque chose, le bonhomme Guegard leur répondait: «J'suis pas un homme assez savant pour dire si c'était Dieu ou le Diable qui a fait qu'on a pu se rendre à bon port. Mais j'ai ben de la misère à croire que le Malin aurait eu à coeur de rendre une aussi belle promise à son fiancé, foi d'Edgar Bouchard».


* Bien que plusieurs éléments soient historiquement exacts, je ne suis pas assez au fait du procédé exact de la traversée en canot ni des coutumes de l'époque pour être certaine de n'avoir commis aucune erreur, factuelles ou temporelles. J'invoque la license artistique :)

** Tous droits résérvés La Marsouine

2 commentaires:

Moukmouk a dit...

Yes, je veux d'autres comme ça! bravo. ( Adèle c'est ton arrière grand-mêre?)

Sara a dit...

TU vois, moi j'avais pensé que tu venais de l'Isle Verte. Mauvais côté du fleuve, même insularité.

Superbe ton texte. Merci.